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Chez les Quibler, à Bethesda, pendant cet hiver capricieux, la situation devint plus frénétique que jamais. C’était principalement dû à l’élection de Phil Chase, qui avait évidemment renforcé son bureau sénatorial, de sorte que son état-major faisait maintenant partie d’une équipe de transition très élargie.
La période de transition présidentielle était un moment crucial. Il y avait eu, dans le passé, des cas célèbres d’administrations qui avaient raté leur transition. Cette pensée suffisait à les aiguillonner. Ils n’avaient qu’à se rappeler les conséquences redoutables que le ratage de la transition pourrait avoir sur le destin du président. Il était vital de prendre un bon départ, pour recréer le genre de « cent premiers jours » qui avaient impulsé son énergie à la nouvelle administration de Roosevelt, en 1933, fixant un modèle que la plupart des présidents essayaient d’imiter depuis. Des rendez-vous primordiaux devaient être pris, de nouveaux programmes audacieux transformés en lois.
Phil connaissait l’histoire ; il était conscient de l’importance du défi, et bien déterminé à le relever victorieusement.
— On pourrait appeler ça les Soixante Premiers Jours, dit-il à son équipe. Parce que nous n’avons pas de temps à perdre !
Il n’avait pas levé le pied depuis son élection. En réalité, Charlie Quibler avait même l’impression qu’il avait encore accéléré l’allure, si c’était possible. Il ignorait la plainte pour irrégularités électorales déposée par l’Oregon – ces réclamations étaient devenues la norme depuis les élections controversées du début du siècle –, fort de la certitude que le public américain détestait ce genre de nouvelles troublantes, quel que soit le vainqueur, et il se sentait libre d’aller de l’avant avec un programme de rendez-vous, de réunions qui commençaient à l’aube et se poursuivaient non stop jusqu’à minuit, et souvent au-delà. Il avait la chance de faire partie de ces gens qui peuvent se contenter de très peu de sommeil.
Mais ce n’était pas le cas de Charlie, qui était beaucoup trop souvent réveillé en sursaut par des appels de son collègue Roy Anastophoulus, le nouveau directeur de cabinet de Phil, lui enjoignant de venir au bureau pour se mettre au boulot. Comme en cet instant :
— Roy, je ne peux pas, répondit Charlie. Je suis avec Joe, ici. Anna est déjà au boulot, et on doit aller au Gymboree…
— Quoi, le Gymboree ?! Je n’en crois pas mes oreilles ! Charlie, qu’est-ce qui est le plus important pour le pays, conseiller le président ou aller au Gymboree ?
— Faux problème, rétorqua Charlie. Le Gymboree est beaucoup plus important si on veut que Joe dorme bien la nuit, or on veut qu’il dorme bien la nuit. On se parle, là, d’accord ? C’est pour ça qu’on a inventé le téléphone. Qu’est-ce que ça changerait si j’étais là-bas ?
— Ouais, ouais, ouais, ouais. T’es un marrant, hein ? Bon, je dois y aller, là, mais écoute : il faut que tu reviennes du froid, ce n’est pas le moment de faire du baby-sitting, le destin du monde repose sur nos épaules, et on a besoin de toi au bureau, et que tu empoignes un de ces dossiers cruciaux dont personne ne peut s’occuper aussi bien que toi. Joe a deux ans, c’est ça ? Alors tu peux le mettre à la crèche, ici, à la Maison-Blanche, ou n’importe où dans la grande région métropolitaine, d’ailleurs, mais il faut que tu sois ici, ou sinon, tu vas louper le coche. Phil ne va pas supporter que quelqu’un reste planqué à Bethesda et téléphone de la maison, comme E. T., alors que le monde sombre en grelottant, en rôtissant, en se noyant et tout ce que tu veux en même temps.
— Roy, arrête. On se parle toutes les heures, peut-être même plus. On ne pourrait pas se parler davantage si on était ligotés ensemble à un poteau…
— Ouais, c’est chouette, c’est génial, ça fait partie des moments de la journée que je préfère, mais c’est un boulot d’homme à homme, tu le sais parfaitement, et il y a des mois que je ne t’ai pas vu en face, et Phil non plus, et j’ai bien peur que ça ne justifie bientôt le proverbe « loin des yeux, loin du cœur »…
— Tu es en train de créer une force d’intervention contre le changement climatique ?
— Oui.
— Tu vas demander à Diane Chang de devenir conseiller scientifique ?
— Oui. C’est déjà fait.
— Tu vas organiser une réunion avec toutes les compagnies de réassurance ?
— Oui.
— Et tu présentes le package législatif au Congrès ?
C’était la grande proposition de loi omnibus, ou composite, de Charlie, qui revenait sur le tapis, ou plutôt d’entre les morts… par démembrement.
— Bien sûr que oui !
— Alors explique-moi en quoi au juste je serais coupé du monde ? C’est absolument tout ce que je t’ai suggéré !
— Mais, Charlie, je regarde vers l’avant, moi, et je le vois bien : tu vas être coupé du monde ! Il faut que tu mettes Joe à la crèche et que tu sortes du frigo !
— Mais je ne veux pas !
— Faut que j’y aille, retombe sur terre et ramène-toi ici, salut.
Il avait l’air vraiment ennuyé. Mais Charlie pouvait parler franchement à Roy, et ce n’était pas le résultat des élections qui allait y changer quelque chose : quand il se réveillait le matin et se disait qu’il avait le choix entre aller au Mall, pour parler politique avec des politicards toute la journée, et rentrer très tard chez lui tous les soirs ou passer ses journées avec Joe, à se promener dans les parcs et les librairies de Bethesda, en appelant le bureau de Phil de temps en temps pour avoir les mêmes conversations politiques sous forme condensée – grâce au Ciel ! –, il savait très bien quel genre de journées il préférait. C’était un job facile, qui ne lui prenait pas le chou. Il aimait passer du temps avec Joe. Avec tous ses problèmes et ses crises, il aimait ça plus que tout ce qu’il avait jamais fait de sa vie. Joe grandissait à vue d’œil, et Charlie voyait que ce qu’il aimait le plus au monde – leur petite vie ensemble – ne durerait pas au-delà de son entrée au jardin d’enfants – et encore, si ça durait jusque-là ! Ça passait si vite…
De fait, depuis une semaine à peu près, Joe donnait l’impression de changer très vite, et si Charlie tenait à passer du temps avec lui, c’était autant parce que ça lui faisait plaisir que parce qu’il s’inquiétait. Il avait l’impression d’avoir affaire à un autre enfant. Mais il réprimait ce sentiment et essayait de se raconter que s’il préférait rester chez lui, c’était uniquement pour des raisons positives.
Il n’arrivait que très rarement à y réfléchir honnêtement, et encore de façon très fugitive. Le problème n’avait rien d’évident, même quand il essayait de l’aborder sous un autre angle. En réalité, depuis leur voyage au Khembalung, Joe n’était plus tout à fait le même. Au retour, Anna l’avait trouvé fiévreux – bien que seul le thermomètre ultrasensible qui lui servait à déterminer ses périodes d’ovulation ait réussi à détecter cette fièvre –, en tout cas agité, et irritable d’une façon qui tranchait sur son irritabilité précédente, qui faisait alors à Charlie l’impression d’une sorte d’énergie cosmique, une force en lutte contre des contraintes. Depuis le Khembalung, il était plutôt grognon, presque chagrin.
Tout ça coïncidait avec l’intérêt, inopportun selon Charlie, que les Khembalais portaient à Joe. Il avait poussé Drepung à admettre qu’ils pensaient que Joe était la réincarnation d’un de leurs grands lamas. C’était comme ça que ça se passait, chez eux.
Après cette nouvelle, sur l’insistance de Charlie, ils s’étaient livrés à une sorte de rituel d’exorcisme qui ne disait pas son nom, conçu pour chasser l’âme incarnée dans le corps de Joe, y laissant l’habitant original, qui était le seul que Charlie voulait y voir. Mais il commençait à se demander si c’était une si bonne idée que ça, et si ce n’était pas la personnalité du vrai Joe que les Khembalais avaient chassée.
Cela dit, Joe n’était pas si différent. Selon Anna, il n’avait plus de fièvre, il était plus détendu, et s’il était renfrogné, ça ne signifiait pas grand-chose.
Charlie était seul à le trouver vraiment changé, d’une façon sur laquelle il avait du mal à mettre le doigt, mais principalement, il lui trouvait l’air trop satisfait de l’état des choses. Son Joe n’avait jamais été comme ça, pas un jour depuis sa naissance, qui l’avait, selon toute apparence, mis très en colère. Au moment où Anna l’avait expulsé, Charlie se rappelait avoir vu son petit visage tout rouge, royalement furibard et hurlant.
Il n’y avait plus rien de tel, maintenant. Pas de crises, pas d’ordres impérieux. Il était calme, docile ; il acceptait même de faire la sieste. Ce n’était tout simplement plus son Joe.
Compte tenu de tout cela, Charlie n’était absolument pas disposé à mettre Joe dans une situation nouvelle, ce qui aurait encore compliqué le problème. Il voulait être avec lui, voir ce qu’il faisait, comment il prenait les choses ; il voulait l’étudier. C’était parfois à ça que se ramenait l’amour parental, surtout avec un petit bout de chou qui savait à peine marcher, un être humain qui se trouvait à l’une des étapes les plus stupéfiantes et les plus fugitives de son existence : l’accession à la conscience !
Mais le monde ne respectait pas la sensibilité de Charlie. Plus tard, ce matin-là, son téléphone portable sonna à nouveau, et cette fois, c’était Phil Chase en personne :
— Alors, Charlie, comment ça va ?
— Ça va, Phil. Et vous ? Vous arrivez à vous reposer un peu ?
— Oh oui, oui. Je suis encore en vacances post-campagne, alors c’est très calme.
— Mais oui, mais oui, je vous crois. Ce n’est pas ce que Roy me raconte. Comment s’annonce la transition ?
— Oh, bien, bien, je crois. Je pensais que c’était plutôt votre rayon.
Charlie eut un rire, mais il sentait un nœud se former au creux de son estomac. Le changement de statut de Phil commençait déjà à peser sur lui, et la conversation lui paraissait de plus en plus irréelle. Il y avait longtemps qu’il travaillait pour Phil, mais il n’était à l’époque que sénateur ; Charlie était depuis longtemps habitué au pouvoir considérable et en même temps hautement circonscrit que Phil exerçait dans le cadre de son mandat. C’était ce que Charlie lui répétait souvent : que son pouvoir était complètement circonscrit ; c’était devenu une sorte de gag récurrent entre eux.
Sauf que ça ne marchait plus. Le président des États-Unis pouvait être bien des choses, mais il n’était assurément pas sans pouvoir. Nombreuses étaient les administrations qui avaient précédé celle de Phil et qui s’étaient démenées pour accroître les pouvoirs de la branche exécutive au-delà de ce que les Pères de la Constitution avaient prévu – ce qui faisait de leurs campagnes une parodie du discours « purement constitutionnaliste » débité par les mêmes lorsqu’ils débattaient, devant la Cour suprême, des principes que devait défendre la justice, démontrant qu’ils préféraient une dictature exécutive secrète à la démocratie, surtout si le président était une marionnette manipulée par les parties intéressées. Enfin, peu importait ; le résultat de leurs efforts était un appareil qui, s’il était correctement compris et utilisé, pouvait par bien des façons diriger le monde. C’était bizarre mais vrai : le président des États-Unis pouvait diriger le monde, aussi bien par décret qu’en fixant un ordre du jour que tous les autres devaient suivre – sous peine d’aller au diable. Le chef du monde. Pas vraiment, bien sûr, mais personne n’en serait jamais plus près. Et comment pouvait-on blaguer avec ça, hein ?
— Vos vêtements sont encore visibles ? demanda Charlie.
— Disons que moi, je les vois, mais écoutez, poursuivit Phil, changeant rapidement de sujet, comme prévu depuis le début, je voulais vous parler de votre situation dans notre dispositif. Roy dit que vous rechignez un peu, mais nous avons absolument besoin de vous.
— Eh bien, je suis là. On peut parler douze heures par jour, si vous voulez.
— D’accord, mais une grande partie de ce boulot exige autre chose. Il y a des missions qui reposent beaucoup sur les relations personnelles, vous savez.
— Comment ça ? Lesquelles, par exemple ?
— Eh bien, par exemple, la direction de l’Agence de protection environnementale…
— HEIN ?! hurla Charlie.
Il manqua littéralement tomber à la renverse, dut faire un effort pour reprendre son équilibre.
— Ne me faites pas des peurs pareilles, Phil ! J’espère que vous ne pensez pas procéder à des nominations aussi stupides que ça ! Seigneur, vous savez parfaitement que je ne suis pas taillé pour ce boulot ! Il vous faut un savant de premier plan pour ce poste, un chercheur important, qui aurait une expérience politique et administrative… Nous en avons déjà parlé ! Toutes les agences doivent se sentir appréciées et soutenues pour maintenir l’esprit de corps et fonctionner au niveau le plus élevé, vous le savez parfaitement ! Roy ne vous le répète pas tous les jours ? Vous n’êtes pas en train de procéder à des nominations politiques idiotes, j’espère ?
Phil se marrait.
— Vous voyez ? C’est pour ça qu’on a besoin de vous ici !
Charlie s’obligea à respirer.
— Oh… Ah, ah ! Très drôle, Phil. Ne me faites plus des coups comme ça.
— J’étais sérieux, Charlie. Vous seriez très bien à la tête de l’APE. À ce poste, il nous faut quelqu’un qui ait une vision globale des problèmes environnementaux à l’échelle planétaire. Enfin, nous le trouverons. Mais je suis d’accord, nous pouvons vous utiliser à quelque chose de mieux.
— Ouf.
Charlie avait l’impression d’avoir senti le vent du boulet passer très près de sa tête. Il dut faire un effort pour empêcher sa voix de trembler et répondre, avec toute la fermeté souhaitable :
— En ce qui me concerne, j’aimerais que les choses restent en l’état…
— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire non plus. Écoutez, vous ne pourriez pas venir ici, qu’on en parle enfin tous les deux ? Vous pourriez caser ça dans votre emploi du temps ?
Et merde ! Comment pouvait-il refuser ? C’était son patron, et c’était aussi le président des États-Unis qui lui parlait. S’il fallait absolument qu’ils discutent face à face… il soupira.
— Oui, oui. Bien sûr. Vos désirs sont des ordres.
— Amenez Joe, si vous voulez. Ça me ferait plaisir de le voir. On pourrait l’emmener faire un tour sur le Bassin de marée…
— Oui, oui.
Que pouvait-il dire d’autre ?
Le problème, quand le président des États-Unis vous demandait poliment quelque chose, c’est que vous pouviez difficilement répondre autre chose que « oui, oui ». Peut-être certains présidents avaient-ils établi une limite dans ce domaine, en demandant l’impossible et en attendant de voir ce qui se passait. Le pouvoir pouvait rapidement réveiller des pulsions sadiques latentes chez les puissants. Mais si un président sain d’esprit et intelligent voulait toujours s’entendre répondre « oui », il pouvait assurément formuler ses questions afin d’obtenir ce qu’il voulait. C’était comme ça.
Quoi qu’il en soit, vous pouviez difficilement dire non à un président élu qui vous invitait avec votre marmot à faire un tour sur le Bassin de marée dans l’un des pédalos, d’un bleu étincelant, rangés le long du rivage est.
Et une fois sur l’eau, il devint vraiment difficile de dire non à Phil. Joe était coincé entre eux, avec un gilet de sauvetage, et il avait été attaché par des agents des services spéciaux d’une façon que même Anna aurait considérée comme sûre. Il regardait autour de lui d’un air extatique ; il s’était même laissé enfiler le gilet de sauvetage et mettre la ceinture de sécurité avec complaisance et bonne volonté. Rien que de voir ça, Charlie en avait eu un début de mal de mer. Et voilà que Phil semblait faire avancer l’engin tout seul en pédalant. Et c’était aussi lui qui tenait ce qui servait de barre.
Phil était toujours de bonne humeur sur l’eau, il parlait de tout et de rien avec volubilité, regardait Joe, regardait l’eau qui les séparait du Jefferson Memorial, le plus élégant mais le moins émouvant des monuments de la ville. Il regardait tout, radieux, sublimement inconscient des promeneurs, sur le bord, qui l’avaient repéré et poussaient des cris excités dans leur téléphone portable, ou les prenaient en photo. Il y avait des gars des services spéciaux perchés sur la jetée des pédalos, et un nombre inhabituel de gens en costume qui marchaient sur le bord, parmi les touristes et les joggeurs.
— J’aurai besoin que vous soyez là, dit tout à coup Phil, quand nous réunirons une force d’intervention sur le réchauffement global. Je serai perdu dans cette meute qui avancera toutes sortes d’informations et de projets. C’est là que j’aurai besoin de vos impressions, en temps réel et après, pour m’aider à croiser les informations et à y voir clair. Ça ne marchera pas s’il faut que je vous décrive tout ça après coup. Nous n’aurons pas le temps, et puis le plus important pourrait m’échapper.
— Euh, oui, mais…
— Il n’y a pas de mais ! Je voudrais que cette force d’intervention ressemble autant que possible à un Département de la Science ou un Département de l’Environnement. Elle fixera les grandes lignes de beaucoup des choses que nous entreprendrons. Ce sera mon groupe de stratégie, Charlie, et ce que je suis en train de vous dire, c’est que j’ai besoin de vous. Bon, je me suis renseigné sur les crèches de la Maison-Blanche. Elles sont très bien, et nous pourrions encore les améliorer. Joe sera mon public cible. Hein, Joe, que tu aimerais jouer toute la journée avec d’autres enfants, hein, mon gars ?
— Oh ouais, Phil, répondit Joe, tout content d’être inclus dans la conversation.
— On mettra en place le meilleur système pour toi. Qu’est-ce que tu en dis, Joe ?
— J’aime ça, répondit Joe.
Charlie commença à marmonner quelque chose où il était question des femmes chinoises qui, chaque jour, enterraient leurs enfants jusqu’au cou dans la boue de la rive pour aller travailler dans les rizières, mais Phil lui coupa la parole :
— Le Gymboree au sous-sol, s’il faut en passer par là ! Des pointeurs laser, des parties de paintball, ce que vous voudrez ! Tu aimerais jouer au paintball, pas vrai, Joe ?
— Gros camion, observa Joe en indiquant la circulation sur Independence Avenue.
— Des gros camions. D’accord. On en aura aussi. On pourrait organiser une compétition de camions géants sur la pelouse de la Maison-Blanche.
— Camion géant ! répéta Joe, ravi.
Charlie poussa un soupir. Normalement, se disait-il, Joe aurait dû se mettre à hurler « Gros camions tout de suite ! », il aurait dû essayer de se détacher et de ramper sous le pédalier, sous leurs pieds, ou de sauter par-dessus bord pour aller nager. Au lieu de quoi il écoutait paisiblement le baratin de Phil, avec une expression qui disait qu’il comprenait juste ce qu’il voulait, et qu’il l’approuvait pleinement.
Enfin. Tout le monde changeait. À vrai dire, c’était même le but de la cérémonie que Charlie avait demandé aux Khembalais d’organiser ! C’est lui qui l’avait voulue, il avait même insisté pour ça ! Mais il se rendait maintenant compte qu’il n’en avait pas vraiment imaginé les conséquences.
— Alors, vous allez accepter ? demanda Phil.
— Je ne sais pas…
— Vous êtes plus ou moins obligé, d’accord ? Je veux dire, c’est vous qui avez suggéré que je sois candidat, pour commencer, quand on était au Lincoln Memorial.
— Tout le monde vous le demandait.
— Non, pas vrai. Et puis, vous avez été le premier.
— Non, c’était vous. Je me suis contenté de penser que ça pouvait marcher.
— Il faut croire que vous aviez raison.
— Apparemment.
— Alors, vous avez une dette envers moi. C’est vous qui m’avez fourré dans ce merdier.
Phil eut un sourire, fit de grands signes à des touristes tout en effectuant un large demi-tour pour regagner l’autre rive du bassin. Charlie poussa un soupir. S’il acceptait, il verrait moins – beaucoup moins – Joe, et il détestait cette idée. D’un autre côté, s’il le voyait un peu moins, il ne remarquerait plus autant à quel point il avait changé. Or il détestait ce changement.
Il y avait tellement de choses qu’il détestait ! Malheureux, il dit :
— Il faut d’abord que j’en parle avec Anna. Mais je pense qu’elle sera d’accord. Elle est plutôt pro-active. Alors… Et merde ! Je vais tenter le coup. Je me donne quelques mois, et on verra comment ça marche. À ce moment-là, votre force d’intervention devrait être opérationnelle, je verrai comment ça se passe, et s’il le faut, je pourrai me retirer et rester de tout cœur avec vous, mais ne plus être en prise directe.
— D’accord.
Phil se remit à pédaler avec un enthousiasme farouche, au point que Charlie manqua se retrouver les genoux sous le menton.
— Regarde, Joe ! s’exclama Phil. Tous les gens qui te font signe !
Joe leur rendit leurs signes.
— Hou-hou, les gens ! hurla-t-il. Gros camion, là-bas ! Regarde ! J’aime le gros camion ! C’est un bon camion !
Et voilà : le changement. L’inexorable passage du temps. Devenir. L’un des mystères fondamentaux.
Charlie détestait ça. Il aimait être ; il détestait devenir. Il pensait que ça indiquait bien à quel point il était heureux de l’état des choses. Papa poule, il adorait ça. Au mois de mai, alors qu’il marchait le long de Leland Street, il avait croisé Djina, l’une des mamans du Gymboree, qui passait à bicyclette, et il lui avait crié : « Bonne fête des mères ! » Elle lui avait répondu : « Bonne fête à vous aussi ! » Et il s’était senti envahi d’une lumière qui avait brillé pendant une bonne heure dans son cœur. Quelqu’un l’avait compris.
Évidemment, la vie routinière des mamans des années 1950 avait été un cauchemar, une dinguerie tellement efficace qu’il n’en revenait pas que toutes les mamans de cette génération ne soient pas devenues rigoureusement folles. Cela dit, la plupart l’étaient devenues, d’une façon ou d’une autre, parce que, sous sa forme la plus pure, cette vie se limitait aux corvées quotidiennes vitales mais décervelantes de l’élevage d’enfants et du ménage. Un « travail non rémunéré », comme disaient les économistes, mais dans un sens bien plus large que ce qu’ils entendaient avec leur stupide comptabilité de bouts de chandelle. Dans les années 1950, juste après la Seconde Guerre mondiale, ce gigantesque espace de dislocation et de liberté chaotique qui avait battu toutes les normes en brèche, les jeunes femmes avaient dû croire qu’elles retournaient en prison après une longue permission de sortie.
Mais ce n’était pas la vie que menait Charlie. En dehors des courses, du ménage et de tout ce qu’il faisait autour des enfants, il avait son « vrai » travail d’assistant d’un sénateur. Travail, qui, même s’il se bornait à quelques conversations téléphoniques tous les jours, venait étayer la tâche « non réelle » de Papa poule dans une curieuse action duelle. Pour finir, la question devenait : quel était son « vrai travail » ? Le résultat final était qu’il se sentait satisfait, avec une vie bien remplie. Peut-être même trop remplie ! Mais c’était ce qui arrivait quand les besoins essentiels de l’existence selon Freud – le travail et l’amour – tournaient à plein.
Il avait eu tout ça. Alors, maudit soit le changement ! Charlie voulait vivre cette vie pour toujours. Ou sinon pour toujours, du moins aussi longtemps que les étoiles dureraient. Le changement lui faisait peur. Il pensait que c’était la dégradation probable d’une situation qui ne pouvait être améliorée.
Mais il aurait beau faire, il était acculé, dos au mur. Pas moyen d’y échapper. Toutes les répétitions du schéma étaient superficielles ; le moment était toujours nouveau. Il devait être vécu, après quoi on embrassait le moment suivant quand il arrivait. C’était ce que disaient toujours les Khembalais. C’était l’un des fondamentaux du bouddhisme. Maintenant, Charlie devait essayer d’y croire.
Or donc le jour vint où il se leva, laissa Anna partir au travail et Nick à l’école, et où, au lieu du « moment de Joe et Papa » – toute la journée étendue devant eux comme un grand parc vert –, ce jour-là, il se prépara et prépara Nick à sortir, tout en décrivant à haute voix le changement de routine :
— C’est le grand jour, Joe ! On va à l’école et au travail, à la Maison-Blanche ! Ils ont une super crèche, là-bas ! Ce sera comme le Gymboree !
Joe leva les yeux.
— Gymboree ?
— Oui, comme le Gymboree. Enfin, presque.
L’humeur de Charlie tomba en chute libre alors qu’il réfléchissait aux différences, pas une heure mais cinq, six ou huit – ou douze – et pas de parents avec les enfants, tout le monde ensemble, non : l’enfant tout seul au milieu d’une foule d’étrangers. Et il n’aimait même pas le Gymboree !
De plus en plus déprimé, Charlie attacha Joe dans sa poussette et alla jusqu’au métro. Les parois des tunnels étaient encore sales et même humides par endroits, et Joe vérifia tout, comme n’importe quel autre jour. C’était l’une de leurs habitudes.
Phil, qui n’était pas encore installé à la Maison-Blanche, avait néanmoins tout organisé pour que Joe puisse aller à la crèche, après quoi Charlie devait se rendre dans les bureaux des sénateurs, dans le vieux bâtiment du syndicat des charpentiers. Ressortir du métro, donc, dans l’air chaud, sous les nuages bas, poussés par le vent tumultueux. Les gens filaient précipitamment d’un abri à l’autre avant de prendre l’averse.
Charlie était descendu à la station Smithsonian, et le Mall était presque désert, en dehors de quelques joggeurs. Il poussa Joe de plus en plus vite, se sentant de plus en plus désolé, presque désespéré, sans raison particulière, surtout que Joe continuait à babiller, dopé par le Mall et l’orage qui couvait, espérant sans doute quelque chose comme leur pique-nique habituel, et leur séance de jeu. Des heures qui leur avaient paru ennuyeuses sur le coup faisaient maintenant figure de précieux îlots d’éternité, de minuscules paradis perdus. Et il était impossible d’expliquer à Joe qu’aujourd’hui ce serait différent.
— Joe, je vais te déposer à la garderie, là, à la Maison-Blanche. Il va falloir que tu joues avec les autres enfants et les maîtresses, et que tu fasses ce qu’on te dira, pendant très longtemps.
— Chic, papa. Jouer !
— Ouais, c’est ça. Peut-être que ça va te plaire.
Après tout, c’était une possibilité. Le récit d’Anna quand elle avait déposé Nick à la crèche pour la première fois était encore présent à l’esprit de Charlie – cette expression de résignation stoïque qui lui avait percé le cœur. Charlie avait lui-même vu ce regard, quand il y avait emmené Nick, au tout début. Mais Joe n’était pas stoïque, et il ne se résignerait jamais à quoi que ce soit. Charlie anticipait plutôt une sorte de chaos et de désordre, peut-être même une authentique panique, Joe passant de la protestation à la harangue, et enfin au saccage. Enfin, comment savoir ? Quand il voyait comment Joe se comportait ces temps derniers, il se disait que tout était possible. Il se pouvait qu’il adore ça. Il se pouvait qu’il fasse preuve d’instinct grégaire ; après tout, il aimait les foules et les fêtes. Le problème était plutôt, en réalité, qu’il les aimait trop, qu’il poussait les choses trop loin.
Quoi qu’il en soit, ils entrèrent dans le bâtiment. Passèrent le contrôle de sécurité, suivirent un long couloir jusqu’à la crèche, un endroit bien aménagé et très propre. Avec beaucoup de petits gamins qui couraient partout entre les structures de jeu, avec plein de jouets, des trains, des étagères à livres, des Lego et tout ce qu’il fallait. Joe ouvrit de grands yeux.
— Hé, papa ! Grand Gymboree !
— C’est ça, comme le Gymboree ! Sauf qu’il va falloir que je m’en aille, Joe. Il va falloir que je te laisse ici et que j’y aille…
— Au revoir, papa !
Et il partit en courant, sans un regard en arrière.